Interview de Rudhyar 1982

En 1982, alors que Samuel Djian-Gutenberg suit l’enseignement de Dane Rudhyar, une interview de ce dernier est organisée. Samuel et son épouse à l’époque Eve (Eve fut la première épouse de Samuel) préparent une liste de questions mais l’entretien ne se déroulera pas tout à fait comme prévu, dans la mesure où les questions émergeaient au fil de la discussion.
Cette interview est parue la même année dans la revue « L’Autre Monde », aujourd’hui disparue. Elle est retranscrite ci-dessous dans son intégralité. A noter qu’elle a eu lieu en français, dans la langue maternelle de Rudhyar.
 
 
Eve Djian-Gutenberg : Nous nous trouvons chez Dane Rudhyar à Palo Alto, Dane Rudhyar est un Français d’origine qui vit aux États Unis depuis de nombreuses années
Dane Rudhyar, vous êtes musicien compositeur, peintre, poète, astrologue et avant tout philosophe de l’âge nouveau. Qu’est ce que ça signifie philosophe de l’âge nouveau pour vous ?
 
Dane Rudhyar : L’âge nouveau naturellement ça veut dire beaucoup de choses en rapport avec les personnes qui y pensent. Il ne faut pas, je crois, en faire une chose trop définie et trop nette parce que si on fait cela on tend à le présenter d’une façon tout à fait dogmatique.
 
Eve : C’est vrai pour vous le dogmatisme appartient à la vieille culture.
 
Rudhyar : Oui, n’est-ce pas. Quand j’ai quitté la France, jadis, je me rendais compte qu’il y avait beaucoup de choses qui allaient se passer et qui en général représentaient la désintégration plus ou moins graduelle,  peut-être très lente mais presque inévitable, d’une culture qui a passé par toutes sortes de phases et qui comme toute culture va inévitablement se transformer et non seulement se transformer mais quelquefois se désintégrer d’une façon presque totale sous la poussée de races ou d’idées nouvelles.
 
Eve : En quelle année vous avez quitté la France pour venir aux Etats-Unis ?
 
Rudhyar : J’ai quitté la France en 1916 quand j’avais 21 ans pendant la guerre mondiale pour faire des représentations à New York et avoir les poèmes symphoniques de ma musique joués au Metropolitan Opera à New York pour une sorte de festival de danse ultra moderne qui n’a pas réussi du tout…
 
Eve : … à l’époque (rires)
 
Rudhyar : En fait le concert se passait le jour où l’Amérique était entrée dans la guerre mondiale, la première guerre mondiale, mais je suis resté ici la plupart du temps surtout en Californie,  parce qu’à mon avis particulièrement à ce moment-là il me semblait que c’était un terrain vierge sur lequel je pouvais en quelque sorte me semer comme une semence formée à Paris où j’étais né et une semence qui en quelque sorte contient tout le passé de sa culture et de la vie humaine mais qui aussi contient la possibilité d’une mutation profonde qui peut transformer toutes les implications de la vie générale,  la vie culturelle et de la vie individuelle.
 
Eve : C’est vrai vous parlez beaucoup de l’individu. Quel est le cheminement de l’individu dans cet avènement de l’âge nouveau ? Quelle signification vous donnez à cette révolution ?
 
Rudhyar : L’âge nouveau, naturellement, ça peut se voir de toutes sortes de façons. Au point de vue astrologique, l’âge nouveau représente une période de quelques deux millénaires qui généralement est dénommée l’Age du Verseau. Mais ce que nous avons là en astrologie ce n’est pas des données existentielles mais simplement une structure. Une structure qui veut dire un grand cycle de 26 mille ans se divise en 12 âges et l’Age du Verseau est l’un de ces âges qui fait suite à l’Age du Poisson et que nous venons de finir ou qui est en train de se finir ça dépend.
Pour moi je crois qu’il n’est pas complètement fini mais que nous sommes dans la période de transition entre l’Age des Poissons et l’Age du Verseau qui probablement ne commencera pas vraiment avant la fin du siècle prochain.
 
Eve : Donc, cette transition, cet âge de transition amène des transformations aussi bien de la société, que de l’individu.
 
Rudhyar : Oui, toutes les transformations existentielles se font au travers d’individus, ou  de personnes plutôt, qui sont ouverts, en quelque sorte, dont l’esprit est ouvert à la poussée d’une phase nouvelle de l’évolution humaine planétaire et terrestre et ces personnes sont ouvertes à cette poussée nouvelle et leur donnent une forme définie, soit par la philosophie, soit par les arts, soit la vie ordinaire et les relations et les rapports entre les diffèrentes personnes, entre les classes. Enfin toutes les choses qui font la trame de la société et de la culture en général.
 
Eve : Comment peut-on devenir un être ouvert ?
 
Rudhyar ( rires ) : Pour être ouvert la première chose c’est de ne pas être fermé (rires)
 
Eve : Qu’est-ce qui nous ferme, c’est la vieille culture ?
 
Rudhyar : Ce qui nous ferme c’est l’habitude. Ce sont les choses que l’on a établies depuis sa naissance par la famille, la religion, la classe sociale, les finances, enfin toutes les choses qui marquent l’environnement non seulement social mais aussi psychique de l’être humain quand il est né, quand il se développe dans son enfance et dans ses études. L’école à laquelle il va, l’université enfin toutes ces choses là. Alors la personne qui se veut individuelle à mon avis, je fais une grande différence entre la personne et l’individu qui n’est pas du tout le sens dans lequel ces mots sont généralement employés.
Une personne c’est un être humain qui fonctionne au sens de la culture, qui a développé, qui a formé son esprit et toutes ses habitudes et toutes ses réactions personnelles. Une personne dans ce sens a un caractère collectif parce qu’’elle est formée par une collectivité culturelle. A mon avis on ne peut vraiment parler  d’individu ou d’individualité profonde seulement quand on a eu le courage et la possibilité de se, en quelque sorte, débrayer  et prendre l’engagement de se libérer de tous les dogmes culturels religieux et sociaux et que l’on est devenu soi-même un individu autonome et qui se tient sur son propre champ d’action et qui donne à sa vie et à la vie en général un état, un sens vraiment individuel qui est différent du sens que les personnes dans son environnement leur donne.
 
Samuel : Mais ce passage de la personne à l’individu ne se fait pas si facilement que ça et se fait à travers un certain nombre de crises.
 
Rudhyar : Oui, naturellement parce que toutes les organisations et tout ce qui est produit par une culture et par une société quelconque a beaucoup d’inertie, c’est-à-dire l’inertie au sens scientifique et philosophique du mot c’est la résistance au changement. Tout ce qui est organisé, toutes les institutions, ont toujours une résistance énorme au changement. Alors il faut, naturellement briser cette résistance en soi-même et si on ne le fait pas en soi-même on n’est pas vraiment en état de tâcher de briser en dehors de soi-même et c’est ça la chose malheureuse, c’est ce que les révolutionnaires veulent très souvent et même la jeunesse révoltée très souvent est contre quelque chose mais ne sait pas ce pour quoi elle est pour. C’est-à-dire qu’il y a une révolte qui est émotionnelle, émotive,  mais qui n’est pas basée sur des idées vraiment nouvelles et des principes sur lesquels on peut fonder une culture, une société, une vie individuelle nouvelles. Alors c’est ça à mon avis la chose qui est la plus triste en quelque sorte en ce qui concerne bien des mouvements de jeunesse récents disons depuis 1965 ici à Berkeley aux Etats Unis ou bien en Angleterre, en Hollande…
 
Eve : En France, aussi
 
Rudhyar : … en France à cette époque. C’était une révolte parce qu’on ne voulait pas rester engagé aux formules anciennes mais sans savoir vers quoi on allait.
 
Eve : Et ce vers quoi on doit aller, est-ce que votre philosophie se propose d’en donner le sens ?
 
Rudhyar : C’est ce que j’ai tâché de faire depuis que j’ai quitté la France. Même pendant que j’étais à Paris, mon premier livre a été écrit en 1911 quand j’avais 16 ans. Une partie a été publiée par Durand à Paris mais pas la partie la plus importante parce qu’il ne voulait pas de la philosophie. C’était sur le cycle de civilisation musicale et Debussy qui à ce moment là représentait en quelque sorte la modernité. C’était avant Le Sacre du Printemps de Stravinsky et toute la musique moderne.
Ce que j’ai compris à ce moment-là, en quelque sorte, c’est que nous nous trouvions à une époque automnale de la civilisation européenne comme nous  l’avons connue, comme elle a été faite depuis la fin de l’Empire romain et en quelque sorte même depuis le VIIème siècle ou le VIème siècle avant le Christ en Grèce et je me suis rendu compte que dans les bois d’automne il y a toujours deux choses, deux niveaux de vie. Il y a les feuilles qui sont peut-être très belles très dorées mais qui vont pourrir, se désintégrer et retourner à l’humus, au sol non différencié l’élément chimique. Mais il y a aussi les graines, les semences qui ne sont peut-être pas très visibles ou pas visibles du tout et qui semblent n’avoir aucun sens profond ou valeur profonde mais qui pourtant gardent dans leur for intérieur la possibilité d’une vie nouvelle. Alors mon but c’était toujours de tâcher d’être comme une semence et de tâcher d’établir les fondations sur lesquelles une société nouvelle, une culture nouvelle pouvait se baser.
Je croyais, à ce moment-là, que c’était la possibilité pour les Etats Unis d’Amérique de devenir ce champ vierge.
J’ai été très largement déçu en ce sens que la vie, ici, a en quelque sorte magnifié plutôt que changé ce que je considérais comme les erreurs de la civilisation européenne, les a magnifiées sans laisser les choses les plus valides qui soutenaient et qui donnaient une base profonde et solide à ce sens d’individualisme outré qui se manifeste particulièrement partout aux Etats Unis. Mais, toutefois, il y a une certaine ouverture aux pensées nouvelles. Il y a une ouverture à l’Est, à l’Asie qui ouvre bien des possibilités et j’ai tâché de faire de mon mieux pour dégager ces possibilités. Ce qui n’a pas été facile du tout parce que ça a pris à peu prés 40 ans avant que mes livres aient été publiés très largement aux Etats Unis.
 
Eve : Quand est-ce que vous avez découvert l’astrologie et est-ce que l’astrologie vous a apporté un élément de plus ?
 
Rudhyar : Oui, l’astrologie m’a apporté un élément pratique qui m’a permis d’établir au sens psychologique, au sens individuel, personnel, des idées abstraites et cosmiques très générales si vous voulez que j’avais plus ou moins reçu de la pensée hindoue et chinoise mais que j’ai tâché de transformer, de moderniser parce que les individus qui reçoivent ces pensées de l’Asie ancienne ont été formés d’une façon complètement différente de la formation que les élèves les étudiants en Inde et en Chine recevaient il y a bien  des siècles. Alors le sol sur lequel ces idées se sèment est tellement différent que naturellement il faut aussi modifier au moins la formulation.
 
Eve : Peut-on dire que vous avez introduit un élément dynamisant dans l’astrologie ? Vous parlez des cycles, vous parlez d’évolution cyclique.
 
Rudhyar : Oui, j’ai tâché d’humaniser l’astrologie, une astrologie de la personnalité. Mon premier grand volume s’appelait : « l’astrologie de la personnalité. »
 
Eve : C’était en quelle année ?
 
Rudhyar : Il a été publié en 1936. J’ai commencé à l’écrire vraiment en 1933-34 et c’était l’époque à laquelle j’ai commencé à publier des séries d’articles dans la revue américaine « Astrology » qui a commencé à cette époque et qui a été responsable pour la vulgarisation de l’astrologie non seulement en Amérique mais au monde entier indirectement sinon directement. J’avais connu l’éditeur Paul Clansy qui s’intéressait beaucoup à mes idées qui m’a fait carte blanche pour tout ce que je voulais écrire. Puis d’autres revues sont venues parce que « American Astrology » était très répandue et rapportait beaucoup d’argent alors il y a beaucoup de nouvelles revues qui m’ont demandé d’écrire. Quelques fois j’écrivais 4 ou 5 articles chaque mois pendant des années ce qui fait que j’ai probablement écrit un millier d’articles sur l’astrologie de toute façon, prenant des thèmes astrologiques de philosophes ou d’hommes d’état ou de musiciens, psychologues et développant leurs thèmes et montrant comment l’interprétation de leurs thèmes de naissance donnait une perspective très intéressante sur les idées qu’ils ont développées dans leurs livres, dans leur discipline.
Alors on peut prendre le thème de naissance de n’importe qui, qui  fait quelque chose d’important et alors sous la guise de faire de l’astrologie on peut aussi faire de la philosophie et de la politique ou n’importe quoi de la psychologie et alors la moitié de cette revue était complètement sur la psychologie et l’astro-psychologie ou cosmo-psychologie et j’écrivais presque tous les articles parfois sous des noms différents même.
 
Eve: En quoi votre astrologie diffère de l’astrologie traditionnelle ou d’une autre astrologie connue en France et aux Etats Unis ?
 
Rudhyar : La source qui me semble la plus importante et que j’ai tâché de faire c’est d’interpréter et de donner un sens positif et transformant à tous les faits de l’existence humaine et particulièrement de l’existence personnelle que ce soit d’une personne ou même d’une nation ou une collectivité quelconque qui est définitivement né à un moment particulier.
L’astrologie a été définie comme la science des commencements parce qu’elle se base dans l’idée que le début, le premier moment, le moment  créatif d’une existence donne la structure essentielle de toute cette existence. C’est une question de structure. Ce n’est pas une question de faits, d’évènements. La chose malheureuse, c’est que l’astrologie jadis était surtout intéressée aux évènements qu’est-ce qui va arriver ? Quand ça va-il arriver ? Qu’est-ce que je dois faire à ce moment ci, à ce moment là ? Ça à mon avis l’astrologie ne peut pas donner des prédictions précises et de moins en moins alors que notre vie est plus compliquée, que l’individualité se fait plus libre, plus dégagée en quelque sorte de structures sociales et culturelles qui la formaient  et par conséquent la faisaient passer dans les cadres assez rigides et donc prévisibles.
 
Eve : Quelle est la tâche de l’individu, alors par rapport à son thème natal ?
 
Rudhyar : L’astrologie interprète le fait de la naissance en rapport avec les faits plus vastes qui ont eus lieu dans les milieux organisés dans lequel il vit. Alors les milieux organisés au sens profond du terme c’est le système solaire parce que nous sommes des citoyens en quelque sorte du système solaire. Toute notre vie, toute notre énergie vient du Soleil et les mouvements internes de ce système représentent en quelque sorte, symboliquement, l’état des rapports entre les fonctions différentes de notre organisme physique. C’est dans ce sens là que l’on peut dire que l’homme est un microcosme du macrocosme. Le macrocosme là, c’est le système solaire.
L’astrologie a affaire avec la façon dont les fonctions différentes ou bien du corps ou  du psychisme parce que les deux sont plus ou moins parallèles ou synchronisées. Comment ces fonctions se déroulent, quels sont ces rapports entre les unes et les autres. Ces rapports produisent la structure générale de la vie d’une personne particulière qui est née à un temps précis dans un endroit précis. Alors dégager ce sens, c’est dégager ce que les hindous appelle le Dharma de cet individu, la raison pour sa naissance. Pourquoi êtes-vous né ? Vous êtes né pour répondre à un certain besoin de l’humanité à un certain moment à une certaine place.
 
Samuel : C’est ce que vous appelez, quelque part, le ton de l’individu
 
Rudhyar : Le ton de l’individu c’est la vibration profonde qui soutient son existence depuis la naissance à la mort. Cette vibration profonde que les psychiques ou les adeptes sont capables d’entendre et de réaliser est le soutien profond de toutes les activités biologiques et psychologiques.
Le thème de naissance nous donne en quelque sorte un mandala, une structure essentielle qui nous permet de voir les rapports entre toutes les fonctions qui font parties d’une personnalité entière et aussi comment ces fonctions se développent au cours de la vie si on étudie ce que les astrologues appellent les progressions directions ou transits qui est le déroulement dans le temps de cette structure. Mais une structure qui se déroule ne veut pas dire une série de circonstances ou d’évènements fatidiques parce que les relations humaines, les rapports entre tous les êtres sont tellement compliqués que les faits existentiels eux-même n’est pas ce qui compte mais c’est ce que l’individu, la conscience individuelle fait ce ces évènements en rapport avec la structure profonde qui la caractérise. Tout ce qui vous arrive dans la vie, vous devriez lui donner un sens profond un sens symbolique qui représente une phase de développement de votre conscience, de votre esprit, de votre mental et par conséquent tout ce qui arrive est bon. Dans un thème astrologique il n’y a rien qui soit mauvais ou bon, ce sont des choses qui sont nécessaire pour le développement de cette structure de ce dharma.
 
Samuel : Donc pour passer de la personne à l’individu
 
Rudhyar : Le passage de la personne à l’individu est une chose un peu différente de ce que j’avais commencé à dire, il y a quelques temps. L’astrologie peut être comprise à deux niveaux assez clairement différentiables.
J’ai parlé d’abord d’une astrologie humaniste. Le mot « humaniste » n’était pas très bon mais je l’ai employé parce qu’il y avait un mouvement de psychologie qui s’appelait « humanistic psychology » aux Etats Unis qui tâchait de donner à la psychologie un sens lourd, différent de Freud et aussi des recherches de laboratoire. Une psychologie qui s’était centrée sur la personne, sur le développement de l’être humain, de ses facultés, de sa conscience et de  possibilités de développement de son être tout entier.
Mais ce mouvement aussi a reconnu très vite que la chose qui comptait le plus c’était la possibilité de se développer au-delà en quelque sorte de la personne comme elle était complètement définie par sa culture,  sa tradition du passé. Et la possibilité de développer au-delà de la personne quelque chose de plus large, de plus vaste qui comprenait beaucoup plus que le cadre assez rigide d’une classe sociale ou d’un état personnel défini par une famille, une éducation sociale tout cela. Alors ils ont parlé de « transpersonnal psychology » qui comprenait beaucoup d’études sur le mysticisme, sur les états super-normaux d’une façon ou d’une autre.
Le mouvement, à mon avis, n’a pas été assez important en ce sens qu’ils leur étaient tellement impossible d’éviter une attitude absolument empirique et scientifique qu’ils n’ont pas voulu s’ouvrir vraiment à une philosophie nouvelle qui dépasse l’état rationnel de la culture particulièrement en France ou en Allemagne et en Angleterre encore plus parce qu’avec toute la concentration sur les faits empiriques plutôt que sur des idées générales.
Alors, moi aussi, j’ai commencé à employer le mot transpersonnel dont j’avais fait usage déjà en 1930 mais dans un sens assez différent. Un sens qui représentait la réalisation d’une possibilité d’existence supérieure à l’homme comme nous connaissons l’homme à ce moment et la possibilité d’un être humain, d’un individu de se faire un agent, un foyer au travers duquel des grandes idées et des grands mouvements évolutifs pourraient se concentrer.
 
Eve : Donc, il a fallu, d’abord, changer la structure de la pensée même.
 
Rudhyar : Il a fallu tâcher d’établir une base sur laquelle ce changement, cette mutation en quelque sorte, du passé au futur, pouvait s’exprimer. Là c’était assez difficile naturellement parce que ça représente la nécessité d’une métaphysique assez différente de la métaphysique plus ou moins religieuse sur la laquelle la pensée européenne s’est développée depuis plus de deux mille ans.
 
Eve : Et c’est là qu’intervenait la philosophie de l’Est ?
 
Rudhyar : Oui, une philosophie, c’est assez difficile de parler en quelques mots naturellement, mais qui établit la possibilité de l’être humain de devenir plus qu’il n’est à cette époque et au stade présent de son évolution.
C’est un effort qui est de formuler au point de vue humain ce qui est impliqué dans l’idée de l’évolution, particulièrement de l’évolution bergsonienne ou l’évolution d’un être comme Ian Smuth qui a écrit son livre « Hollism evolution » après la première guerre qui montre que tout allait d’une façon progressive d’un tout plus simple à un tout plus compliqué. De l’atome à la cellule, de la cellule au corps, au corps à la personnalité sociale. Et alors l’idée que j’ai voulu exprimer en détail, c’était ce qui est au-delà de la personnalité strictement culturelle et sociale. En cela en quelque sorte, je rejoignais beaucoup  la pensée asiatique, hindoue et même chinoise. Mais de façon assez nouvelle parce que moins occulte et non de manière pratique mais plus philosophique et psychologique. C’est ce que j’ai tâché de faire dans des livres récents qui ne sont pas encore publiés en France ou d’autres contrées sauf l’Amérique. « Planetarisation of Consciousness » : « la planétarisation de la conscience », « le rythme de la totalité intégrale » et d’autres livres de ce genre qui étudient les possibilités de transformation de l’être humain.
 
Eve : Pour en revenir au thème natal, de quelle manière un thème natal peut exprimer cette possibilité de dépassement, de transformation et quel est le rôle de l’astrologue ?
 
Rudhyar : Le thème natal doit d’abord être considéré du point de vue personnel ou humaniste dans le sens qu’il faut d’abord savoir ce que l’on est et quelle est la base personnelle de votre existence, la raison pour votre naissance et tout cela.
Dans un thème il y a des éléments qui peuvent être définitivement reliés aux possibilités de transformation spirituelle, si vous voulez, quoique le mot spirituel naturellement spécialement en France est très ambigu et on ne sait jamais exactement de que l’on veut dire quand on l’emploie ou quand les gens l’emploient.
Dans le thème astrologique, les planètes après Saturne : Uranus, Neptune, Pluton sont essentiellement des agents de transformation. Ce sont les agents, les forces, ils représentent, ils symbolisent, des forces qui tâchent de briser l’empreinte de Saturne qui représente les frontières, tout ce qui limite, tout ce qui définit mais aussi qui contraint à rester là où on est. Naturellement on doit commencer par être quelque part.
 
Eve : C’est-à-dire la structure saturnienne doit exister avant de pouvoir passer outre.
 
Rudhyar : Oui, il faut d’abord être une personne avant de pouvoir être dépersonnalisé et de passer au-delà de la personnalité et de l’individualité dans un sens, un état d’existence où tout s’interpénètre, où rien n’est complètement exclusivement ce qu’il est.
Le principe de l’exclusivité qui est la base de la science moderne est un principe qui ne s’applique vraiment qu’au point strictement physique du corps. Au point de vue spirituel tous les êtres et toutes les choses s’interpénètrent. Il y a une individualité, mais cette individualité n’est pas exclusive. Tout est relié au tout et c’est même une façon très intéressante. C’est la conclusion de pas mal de physiques nouvelles, des physiciens nucléaires par exemple, commencent à comprendre, c’est que tout est relié à tout, tout est compris dans tout en quelque sorte. C’est un vieil adage alchimique, hermétique que maintenant bien des idées scientifiques commencent à comprendre parce que c’est les rapports entre toutes les choses qui sont les choses importantes.
Alors votre thème de naissance vous donne les rapports de base entre tous les éléments de votre personnalité, mais il vous donne aussi une indication ou une suggestion de la façon dans laquelle ces rapports peuvent être vus sous une lumière différente qui leur donne un sens nouveau. Ce n’est pas que vous changer de personnalité mais c’est que vous donnez à cette personnalité un sens nouveau en rapport avec une communauté, si vous voulez, beaucoup plus vaste et beaucoup plus spirituelle qui englobe l’humanité toute entière. Non seulement l’humanité en son sens physique de corps humain mais l’humanité comme un être spirituel et planétaire. Vous comprenez ce que je veux dire ?
 
Eve : Oui, enfin nous essayons de ne pas perdre pied. Vous parlez déjà du principe holistique et est-ce que vous pouvez nous parler de la force qui nous permet d’intégrer la connaissance, notre conscience et le mental. Est-ce que vous pouvez nous éclairer sur ces questions ?
 
Rudhyar : Je ne comprends pas très bien. Quelle force ?
 
Eve : Je crois que je vais répéter la question. Est-ce qu’à ces différents niveaux de conscience il y a une lumière qui peut nous être commune ? Qu’est-ce qu’il y a qui nous permet toujours intégrer de nouveaux niveaux de conscience ?
 
Rudhyar : Bien, si vous prenez très sérieusement l’idée de l’évolution la seule chose que vous devriez comprendre c’est qu’il y a une évolution qui a des phases, des niveaux au-delà de l’être humain comme nous le connaissons maintenant dans son état strictement culturel, national, défini par de religions institutionnalisées qui sont très restreintes et qui ont des dogmes précis et des choses comme ça. Cette évolution est une grande poussée qui va de l’atome, à la cellule, à la personnalité humaine et qui continue plus haut, plus loin et qui prend la planète toute entière, le système solaire, la galaxie. Il n’y a aucune raison de s’arrêter à la personnalité humaine comme nous la connaissons au présent. La seule façon dont nous pouvons vraiment, ce n’est peu-être pas la seule façon mais la façon la plus logique selon laquelle nous pouvons tâcher de passer à une étape plus haute, plus inclusive de la conscience, c’est d’établir cette conscience sur l’humanité totale et non pas sur une humanité restreinte, l’Europe, l’Amérique, l’Inde, la Chine, l’Egypte qui sont des cultures locales.
Il y a naturellement des difficultés énormes et la plus grande des difficultés c’est le nombre prodigieux et fantastique d’êtres humains sur la terre qui je crois ne fait aucun sens et qui a dépassé toutes les limites constructives. Et c’est malheureusement un fait que les gens ne veulent pas considérer la plupart du temps parce que la pensée biologique est toujours tellement forte pour l’humanité présente qu’on n’aime pas parler de la prolifération des masses d’êtres humains sur la terre qui à mon avis dépasse toute la possibilité d’établir une pensée vraiment planétaire et vraiment spirituelle dans un sens qui inclut beaucoup plus que les pensées locales sur lesquelles les cultures ont été bâties jadis.
Chaque culture a toujours été fondée sur une région géographique, était attachée sur la terre un peu comme un œuf est attaché sur l’utérus d’une femme. Cet attachement à la terre au point de vue strictement physique : au climat, à la végétation, aux animaux et tout ça. Tout ça était ce qui a formé une culture locale, une culture en particulier, maintenant l’étage supérieur est une étape qui se base sur les principes d’ordre cosmique, d’ordre plus général et au moins planétaire sinon super planétaire.
 
Samuel : Est-ce que vous pensez qu’entre chaque étape de l’évolution de l’homme il y a nécessité d’une incarnation d’un homme spécifique qui est porteur de ce germe nouveau ou de plusieurs hommes, de ce que vous appelez des avatars ?
 
Rudhyar : Oui, je crois que l’idée d’un avatar est simplement l’idée qu’une phase nouvelle, qu’un stade nouveau de l’évolution humaine a une sorte de caractère essentiel, de rythme essentiel. C’est une vibration nouvelle qui se forme sur la planète en quelque sorte et cette vibration peut s’incarner dans un être qui devient en quelque sorte le porte-parole mais c’est plus qu’un porte parole qui devient un agent, qui devient une incarnation de ce rythme nouveau. Quelque fois ce peut être un être qui peut avoir un corps qui raisonne à une vibration différente. Quelque fois c’est un homme dont le mental, l’esprit mental est capable de concevoir des pensées et des rapports nouveaux qui n’ont pas été très compris dans le passé. Quelque fois c’est une totalité personnelle qui devient un grand symbole, un exemplaire, je ne sais pas si vous appelez ça.
 
Samuel : un modèle
 
Rudhyar : Un modèle si vous voulez comme par exemple, Bouddha ou Christ, qui deviennent en quelque sorte des foyers dans lesquels la lumière diffuse d’un stade nouveau d’évolution se concentre en quelque sorte. Cela peut se faire dans un état restreint ou cela peut se faire dans un état général. Mais c’est toujours la chose qui importe le plus.
 
Eve : Par ailleurs, est-ce que vous auriez un message tout particulier aux jeunes, en France, en Français, des conseils d’espoir concernant la jeunesse ?
 
Rudhyar : C’est assez difficile pour moi de le dire parce que je n’ai pas été en France depuis  25 ans et que les choses ont certainement changé beaucoup pendant ce temps là. Ce que je dis toujours aux jeunes ici et qui sont sans doute dans le même état, c’est qu’il n’est pas suffisant de se déconditionner, je ne sais pas si vous avez ce mot là en Français.
 
Eve & Samuel : Oui, se déconditionner
 
Rudhyar :…se déconditionner, mais qu’il faut se ré-établir, se bâtir sur une fondation nouvelle. Alors toutes les choses qui se sont passées sous le mouvement hippy en Californie, en Amérique et probablement en Europe aussi, que ce soit dans l’art, dans la musique ou dans la peinture ou dans la vie en générale, tout cela fait partie du processus de déconditionnement plutôt que  de construction mais alors pour bâtir, on devrait avoir un modèle, un plan, un schéma de ce que l’on veut bâtir ou au moins savoir, comprendre ce que la structure nouvelle doit tâcher de nous révéler. Alors ça veut dire le développement du mental mais pas du mental au point de vue classique, du point de vue intellectuel rigide des cartésiens ou la pensée académique mais d’un mental qui est complètement ouvert à la pensée globale de l’humanité et particulièrement aux cultures qui se sont développées d’une façon tout à fait différente de la façon dont notre culture s’est développée.
Mais ça ne veut pas dire devenir un étudiant très dévoué, celui de culture ancienne ou de religion ancienne parce qu’alors on passe simplement d’un dogmatisme à un autre dogmatisme. Mais tâcher de dégager les idées essentielles, profondes et de bâtir sur celles là.
 
Eve : En quelque sorte faire la synthèse.
 
Rudhyar : Oui, la synthèse. C’est un peu plus que la synthèse parce que la synthèse qui devient un champ vierge en quelque sorte sur lequel un rythme nouveau peut se dégager. Ce n’est pas de passer d’une chose à l’autre, de picorer une sorte de graine, mais c’est de tâcher de savoir, de s’identifier avec le mouvement évolutif de l’humanité et de tâcher de comprendre quel est le pas nouveau, quel est le stade nouveau de l’état humain qui doit se développer dans ce fameux âge nouveau du verseau. Nous sommes maintenant, je crois en période de transition, rien n’a vraiment commencé.
 
Eve : Avec toute la confusion que ça comporte, malheureusement.
 
Samuel : toute la confusion que ça comporte ;
 
Rudhyar : Mais il faut avoir beaucoup de courage…
 
Eve : Merci beaucoup.
 
Rudhyar : …et de persévérance.
 
Eve : Oui.
 
Samuel : Merci.